Je sais que Muscade, au moins elle, comme Renaud, elle se rappelle.
Elle me regarde avec ses yeux verts de chatte, une grosse cicatrice au ventre, et je n'ose pas la prendre entre mes bras par peur de sentir trop.
Car Muscade, elle a souffert, et ça se voit en la regardant.
C'est ça ; on est tous d'accord sur cela. Maria, elle est trop sensible.
Et ben, cette fois, hein, je n'ai pas pleuré, ça alors ? Hein ?
Je n'ai plus l'impression d'avoir appris l'essentiel ici. Je dirais plutôt maintenant qu'on s'est appris à apprendre, ici. Plusieurs d'entre nous, pendant des années, en étapes, en groupes qui se sont formés et reformés. Je ne dirais pas non plus que c'est une seule personne qui m'a appris des choses à Mende.
Et, s'il y a une seule personne, ça doit être Marie-Laure et l'énergie qu'elle nous donne.
Avant, à Mende, c'était tout about Chris et comment il avait changé ma vie, comme s'il n'avait jamais eu rien à apprendre, lui.
Ce n'est qu'aujourd'hui que j'ai vu qu'il existe un esprit Chap, même si personne n'en est conscient, même s'ils demandent tous leurs mutations et puis s'en vont en laissant à Mende que les plus âgés et les nouveaux petits cons, comme le dirait Cédric. Muscade et ceux du coin.
Je n'ai pas pu m'en empêcher : je me suis assise au Penseur. Pour la première fois ce n'était pas un acte romantique. Quelle vue magnifique ! Il ne manquait que les étoiles.
Je te l'ai dit il y a six ans, et je le répète : je n'oublierais jamais cette montagne. Et on sera amis à l'âge de 40 ans.
Tu m'as manqué, pour la première fois, sans aucune nostalgie. Tu m'as manqué car t'as été tellement important, c'est tout.
Il faut dire que j'ai triché un peu... je n'ai pas voulu entrer dans la cuisine de l'internat, ni dans ta chambre. Même si Laurent le veilleur de nuit a insisté. Puis je suis allée avec lui boire un coup ; ce personnage me fait toujours rire jusqu'à en avoir mal au ventre. Touts ses copains, les travailleurs du lycée, se rappellent de toi et me demandent de tes nouvelles. Je me fatigue de prononcer une réalité qui ne me fait plus de la peine, acceptée par moi il y a longtemps, mais devenue mendoise qu'en 2007, car en l'entendant de mes lèvres, il parait que tout le monde se conforme. Il est aux états-Unis. Et puis tout le reste.
Le jour où tu auras un enfant, s'il te plaît, attend à ce que je sois assise pour me donner la bonne nouvelle. Comme ça je prendrais moins de six ans à m'en rendre compte, l'accepter, le prononcer, puis convaincre ceux qui ont partagé la réalité mendoise du fait que c'est bon, que je suis heureuse parce que tu l'es aussi et par moi-même, et non pas parce que je suis partie d'ici.
Ils ne se rendent même pas compte que j'ai eu une vie pendant tout ce temps. Seulement Odile et Marie-Laure ont connu Madrid, Grenade, Besançon, Edimbourg et Manu.
J'avoue que j'ai dû faire un ou deux jeux mentaux chez Odile. Il y a toujours ta photo avec Nan à côté du téléphone. Je l'ai vu de loin au début, puis j'ai pu la prendre et la regarder à la fin de la soirée. Hallelujah, hein ?
Dieu que je sonne comme une psychotique. Cela a dû être dur pour toi à l'époque, ma dépendance. Et que t'étais têtu, toi ... On s'est tous les deux vraiment trompés. Et on s'est amusés aussi, bien sûr.
Mais il fallait commettre des erreurs pour plus apprendre à mieux faire avec les suivants. Et je vois aussi qu'on s'est trouvés avec Marie-Laure et le reste dans un moment précis et une espace déterminée, à l'âge concrète où on pouvait partager l'esprit du Chap et se faire compagnie.
C'était ça, de la compagnie. On était tous des compagnons.
Cela n'aurait pas été possible dans un autre contexte car on était, les chaptaliers, très différents.
Tout cela pour te dire que je suis à Mende, que tout va bien, que Muscade m'a dit que ça fait trop longtemps qu'on ne regarde pas des films chez les Guigon quand ils sont partis, que t'as le bonjour de Laurent, le veilleur de nuit, de Rémy, de touts les profs, du kebabier, que j'ai pris un pain et une pint, que Fiona a eu la deuxième meilleure note en Italien de toute la France et nous sommes très fiers d'elle, que la laverie me fait toujours penser à la première lessive qu'on a fait à Mende, aux courses, qu'il y avait quatre filles étrangères dans ma chambre que j'ai dérangés pour entrer et m'assurer qu'elle était toujours trop grande, que la librairie où j'ai commandé ton Shakespeare n'existe plus, mais qu'à sa place il y a un magasin de vêtements où j'ai trouvé les chaussures du siècle, que j'ai adoptées tout de suite
que Laurence s'est marié avec Neville samedi, que la vie a continué sans moi et, désolée, aussi sans toi, que Laetitia a un nouveau copain, qu'on va faire du canoeing aux Gorges du Tarn, que là voilà encore ta banque, Populaire, et mon Crédit Agricole, que le clavier est français, que l'Intermarché est fermé le soir et je vais devoir me fournir de tisanes à Montpellier, que je vais dormir chez Cédric, et ici chez Véro, qu'elle habite toujours juste à côté de la laverie, que Véro connaît mon ancien copain d'il y a 9 ans à Clermont-Ferrand, que j'ai acheté du miel pour Odile et Gilles, car l'Intermarché était fermé, comme j'ai déjà dit, et je n'ai pas pu continuer avec la tradition du Nutella, que la maison de retraite est toujours là, et l'école de musique, et les sapeurs-pompiers, et la fontaine de la bête du Gévaudain, et le chemin Stevenson, bienentendu
que j'ai une nouvelle agenda Ben et le dernier Harry Potter, qu'en voyant David Pendrous j'ai failli pleurer, mais je ne l'ai pas fait parce qu'il y avait Charlotte et je ne voulais qu'elle pense des choses qui ne se sont jamais passées, que Renaud et Diane sont venus me voir à Salamanca, comme toi, Odile, Gilles, Renaud, Fiona et Marie-Laure à Edinbourg, que je suis allée au Festival d'Avignon avec Laurita et que la visite à Mende n'était pas planifiée, que j'ai connu Artus, le fils de Vincent, qu'on a refait une partie du lycée et qu'il est plus beau maintenant, qu'il y a toujours un seul cinéma mais, hélas, un MacDo de trop, qu'on a fini le parking en entourant la voiture de Vincent (il y a une belle photo de l'evennement), que je viens de voir des feux d'artifice du grenier de Véro, que Marie-Laure brode tout ce qu'elle trouve, que j'ai mangé du canard au Drakkar et bu un capuccino à l'Irish, que j'ai trouvé le même comté qu'à Besançon, qu'il est bonne le fromage, et le muscat, et l'aligot et le chocolat ici, que Jean et Mimi sont des amis platoniques, que ceci n'est pas si bizarre que ça, il paraît, car les sentiments ne se fabriquent pas en boîtes classées, qu'on est montés à la croix, avec les sept de la Wagner sauf Lolo qui preparait son mariage, que j'ai mal aux fesses, qu'on est aussi allés au Vallon du Villaret et c'était cool, que j'ai des fautes d'orthographe en français, que j'ai eu un amant à Salamanca, oui, moi, la romantique, que j'ai un autre univers là-bas, et que j'ai pu parler avec Manu au téléphone sans pleurer, enfin,
que j'espère que ça te plait aux USA, que je veux que tu sois l'homme le plus heureux, que j'aurais voulu te connaître en tant qu'homme car en tant que garçon et jeune personne tu n'étais pas mal, que je t'ai déjà envoyé une carte postale, que believe it or not j'ai enfin eu la fameuse crise d'identité dont tu parlais tout le temps, l'anglais, qu'il n'y a rien que je puisse dire sur le fait de revenir à Mende que tu n'aies pas vécu déjà, que Muscade a été opérée et que ma mère le va être aussi, comme n'importe quel autre esprit mortel et que c'est sûrement pour cette raison qui fait peur que je suis revenue à l'endroit de l'innocence.
Que Mende reste, après tout, un point de repère. Où prendre du recul, se retrouver, rassembler tout ce qui vient s'en ajouter et y mettre un peu d'ordre.
Que, comme avec tout ce que je t'ai écrit à chaque fois que je reviens à Mende, je n'aurais probablement pas les forces ni le culot de t'envoyer cette lettre.
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